Feuilles d’hiver (0, 1 et 2)

0. J’écris et je réfléchis. Qui va lire ces mots ? A quoi cela sert-il d’exposer mes découvertes littéraires ? De partager le plaisir que je ressens dans l’exploration des connaissances qui s’offrent à nous ? Mon objectif, mon espoir est de pouvoir communiquer l’envie à nos jeunes de créer leur propre chemin intellectuel. 
Que ces écrits, ces plaidoyers viennent en appui aux actions que nous menons pour que le jeune marocain sorte de l’illettrisme qui le marginalise et porte atteinte à sa dignité. Casser le mur de l’indifférence.

Mais le doute s’installe. 
Cet effort a-t-il des chances d’être considéré dans une société où l’on ne lit plus ? Une société qui n’a plus de langue. Pis encore, une société qui accepte cette situation. Une société où l’écrit n’a aucune valeur. Tout l’effort que nous faisons pour rétablir les choses à l’endroit, pour rassembler les jeunes autour des compétences fondamentales, pourquoi avons-nous à le faire ? N’est-ce pas là le travail des pouvoirs publics, des familles, de la sphère scolaire et éducative ? Ceux-là mêmes qui s’écartent de plus en plus de ce qui est utile pour l’avenir pour concentrer toutes les énergies sur l’inutile, l’éphémère, le superficiel, tout ce qui n’a aucune valeur pour l’avenir. Ce cortège de jeunes conduits au bout de la falaise et qui continue d’avancer à reculons, sous le regard de ceux qui ne se sentent pas concernés, qui ont préparé un autre avenir, ailleurs. 

Je me secoue et me remets au travail. Le droit au logement, le droit à l’alimentation, le droit à la santé … Militons aussi pour le droit d’apprendre à lire et à écrire. Donnons l’exemple. Ces foules de millions de jeunes trompés, escroqués, spoliés de ce droit fondamental. Sans s’en rendre compte, ils continuent de se soumettre au jeu de massacre qui leur est imposé, de se contenter de cohabiter avec l’autre virus dont personne ne parle. 

Je ne veux pas sombrer dans le pessimisme. Je refuse. 
L’être humain a su se sortir de situations bien plus graves. 
Se retrousser les manches et continuer le combat. 
Il y eut la génération qui a lutté pour l’indépendance. 
Suivie de celle qui a combattu l’autoritarisme. 
Celle d’aujourd’hui devrait militer pour le droit à l’acquisition des savoirs de base et contre l’illettrisme qui ravage en silence notre société.

1. L’hiver, la saison du livre et de la lecture ? Tous les médias sérieux du monde lettré rivalisent de listes de lecture, de livres recommandés dans tel ou tel genre. La période des fêtes et des cadeaux n’est pas étrangère à ce phénomène. Quelle serait la saison propice à la lecture chez nous ? 
La lecture. C’est notre leit motiv à Connect Institute. Ramener les jeunes vers le livre, c’est la mission qui nous anime. Ces jeunes qui ne savent pas lire mais aussi ceux qui, lorsqu’ils savent lire, n’accordent pas d’importance à la lecture. 
Des jeunes qui ont grandi avec l’idée qu’il ne sert à rien de lire. Est-ce juste ? Acceptable ? 
Victimes ou responsables, les jeunes illettrés ? Si c’est inadmissible, si c’est condamnable, où sont les coupables, qui sont-ils ? Un Hadith du prophète Mohammed dit que « nul n’est vraiment croyant tant qu’il n’aime pas pour l’autre ce qu’il aime pour lui-même. » 
Ceux qui aiment lire et se cultiver, devraient aussi faire en sorte que l’autre, le voisin, le prochain, puissent aussi aimer ce qu’ils ont eu la chance eux-mêmes d’aimer.

Un cas particulier qui met du baume au coeur. Dans sa guérite, un agent de police en faction tenait entre ses mains, contrairement à tant d’autres qui ont les yeux rivés sur leur écran, un livre, un roman assez épais. Je m’arrête devant lui. Il reçoit mes félicitations avec joie. C’est la première fois que ça lui arrive. Oui, faire que le temps passe peut se faire par la lecture. Le smartphone n’en a pas le monopole.

Y a-t-il plus formateur, plus instructif que les mots, les phrases, alignés sur les feuilles des livres, pour raconter, décrire, imaginer, instruire ? Les arbres et leur feuillage, les livres et leurs feuilles. Comment plaider cette cause si évidente ? Milan Kundera est catégorique : « Seul le roman isole un individu, éclaire toute sa biographie, ses idées, ses sentiments, le rend irremplaçable : fait de lui le centre de tout. » Louis Aragon, le grand poète, enfonce le clou : « Le roman est indispensable à l’homme, comme le pain. »

Des programmes sont financés pour que la jeunesse se contente de chercher le pain. Des budgets sont consacrés pour l’aider à créer des entreprises, pour faire moderne, sans asseoir ces projets sur des fondations solides. Le smartphone est une belle invention de l’humanité, qui peut le nier ? Comme l’ont été la roue, la radio ou le stylo à bille. Mais peut-on se passer du livre qui a accompagné l’être humain depuis toujours ? 

Dans un livre intitulé N’espérez pas vous débarrasser des livres, qui relate une conversation entre Umberto Eco et l’écrivain et cinéaste Jean-Claude Carrière, celui-ci répond : « Nous n’avons jamais eu autant besoin de lire et d’écrire que de nos jours. Nous ne pouvons pas nous servir d’un ordinateur si nous ne savons pas écrire et lire … peut-on bien s’exprimer si on ne sait ni lire ni écrire ? »

2. Devinez quel est le pays au monde qui compte le taux le plus élevé de lecteurs et d’écrivains ? Un des pays les plus froids, les plus éloignés, les moins peuplés, parmi les moins dotés en richesses naturelles, (sont-ce là des inconvénients ou des atouts ?). L’Islande, oui c’est cela, ce petit pays qui compte un peu plus de 300 000 habitants. C’est le pays qui publie le plus de livres par tête d’habitant au monde ! Un pays où l’hiver dure 26 semaines !

Les livres dont nous nous gaussons tant remplissent par millions de belles bibliothèques, qui constituent souvent les plus beaux bâtiments dans les villes. Quelques exemples ? 39 millions à la LoC de Washington, 25 millions à la BL de Londres, 20 millions à la BNF de Paris, 16 millions à Harvard, 2 millions à Helsinki, … 
Ceux qui parient sur la disparition du livre, qui rêvent d’un monde débarrassé des écrits, un monde sans livres, livré aux codeurs, aux fabricants d’algorithmes, comment décoderont-ils la vie et les relations humaines ?