Feuilles d’automne (16, 17 et 18)

L’automne est là, avec son vent qui fait frémir et ses couleurs qui adoucissent les paysages. Et cette année, il sera introduit à l’écosystème Connect Institute par des feuilles particulières, pleines de vie et d’idées à méditer. Des feuilles qui vous feront goûter à la quintessence d’œuvres de poètes, d’écrivains ou encore d’intellectuels. Feuilles d’automne est le dernier écrit de Taha Balafrej, fondateur de Connect Institute. Au nombre de 21, vous en découvrirez chaque semaine 3 feuilles sur cette newsletter. Prenez de quoi noter, installez vous confortablement, et laissez vous emporter par les pérégrinations intellectuelles d’un esprit original, avec en toile de fond le développement de la jeunesse marocaine.


16 Mais ce n’est pas pour cela que j’avais décidé de lire ce livre. Lydie Salvayre prétend que Don Quichotte, ce personnage mythique du roman de Cervantès était un anar, un écolo, un féministe, un végétarien. Un héros des temps modernes, quoi ! Il y a de cela quatre siècles ! 
Et puis le mot rêver dans le titre de son livre m’interpelle. 
Debout, couché, assis, cela arrive à tout le monde, ou presque, de rêver. Mais Salvayre va audelà. Elle s’explique : Don Quichotte « va s’efforcer en somme de réaliser ce vers quoi nous essayons tous plus ou moins d’aller : hybrider, ajuster, ou tout au moins tenter de nouer ensemble le rêve et la réalité. » 

Le rêve et la réalité. Les racines et les ailes. Les livres et les combats. Quichotte et Sancho. Salveyre précise sa lecture des combats de Quichotte : « Et ce monde qu’il va habiter et pour lequel il va se battre sera un monde vivant ici et maintenant, et non un simulacre de papier traversé d’ombres évanescentes ; un monde tangible, concret, rugueux, et cruel sans doute, et imparfait sans doute, et retors sans doute, et décevant sans doute, mais peuplé d’hommes et de femmes faits de chair et de songes, et non de créatures brumeuses qui s’évanouissent dans l’espace sitôt le rêve refermé.  
Le Quichotte va se battre pour ce monde vivant parce qu’il éprouve le désir profond, le désir pressant et farouche d’y accomplir quelque chose de grand grâce à quoi il pourra se regarder en face le reste de ses jours … C’est donc décidé, il se tiendra désormais à hauteur d’hommes. De plain-pied avec eux. »

17 Elle a raison Lydie Salvayre. Où sont passés les Quichotte ? Pourquoi tant de « créatures brumeuses » ? 
Pourquoi un jeune consacre-t-il autant de temps de sa vie, de ses plus belles années, à l’extinction consentante de ses capacités intellectuelles pour courir, assis, les yeux rivés sur un écran, derrière l’éphémère ? Allant jusqu’à se fondre avec une machine broyeuse ? Salvayre fait appel au Quichotte et s’adresse à l’auteur du chef d’oeuvre : « Il vient ainsi, incidemment, nous rappeler que les machines informatiques qui pullulent aujourd’hui dans notre quotidien et que vous ne pourriez absolument pas imaginer, cher Monsieur, ces machines, dont nous sommes devenus en quelque sorte les prothèses, nous séparent chaque jour davantage de cette expérience physique, charnelle, sensible, des autres et du monde dans laquelle votre hidalgo va désormais s’aventurer. » 

Satanées machines. Elle n’est pas la seule à identifier la dérive. Un autre grand admirateur de Quichotte, que j’admire, le grand écrivain Salman Rushdie, dans son dernier roman, justement intitulé Quichotte, fait dire à un de ses personnages : « Life had become a series of vanishing photographs, posted everyday, gone the next. One had no story anymore. Character, narrative, history were all dead. Only the flat caricature of the instant remained, and that was what one was judged by. To have lived long enough to witness the replacement of the depth of her chosen world’s culture by its surface was a sad thing. » La même femme, d’origine indienne, fustigeant les donneurs de leçons sur les libertés : « All these young women these days who describe the veil as a signifier of their identity. I tell them they are suffering from what that presently unfashionable philosopher Karl Marx would have called false consciousness. In most of the world the veil is not a free choice. Women are forced into invisibility by men. These girls in the West making their quote-unquote free choices are legitimizing the oppression of their sisters in the parts of the world where the choice is not free. » J’ai souvent pensé la même chose sans pouvoir l’exprimer aussi clairement. Je reprends ce passage au risque de m’exposer comme à chaque fois aux critiques que j’ai souvent essuyées sur le sujet.

18 Machine. Technique. Bien sûr. Réseaux sociaux, bien sûr. Comment être contre ? Je me suis moi-même abonné à la page de Salman Rushdie, qui écrit depuis début septembre sur Substack. Le journal Le Monde attire de nouveaux lecteurs à travers son compte Snapchat. Le problème n’est pas de coder. Il le faut. Mais dans quel but ? Mais il faut aussi savoir décoder. 
Le problème n’est pas le support, l’être humain a écrit sur les parois des cavernes sur des peaux, … La question est : pour transmettre quel contenu ? Revenons encore une fois à Emerson l’Américain, père de l’esprit qui a permis à l’Amérique de s’imposer dans le digital comme dans le cinéma : «  Est grand non pas celui qui peut modifier la matière, mais celui qui peut modifier mon état d’esprit. Ils sont les rois du monde, ceux qui donnent la couleur de leur pensée présente à toute la nature et à tout l’art et persuadent les hommes … » Génial, n’est-ce pas ? 
Du contenu, des récits, des histoires …  
Dans mes oreilles résonnent encore les ondes émises par notre petite radio familiale hertzienne portant les contes de Saif Ibn Dhi Yazan. Ce roi yéménite qui a gouverné de l’an 516 à l’an 574 et donc avant l’arrivée de l’islam. Erigé en héros, dans des contes ritualisés, il passionnait les auditeurs, pourtant non moins religieux que ne le sont les gens de nos jours, prompts à y détecter la fragilisation de leur foi.

Nous avons depuis le début de nos programmes organisé le plus régulièrement possible des compétitions de storytelling : Hikayat, nous l’appelons. Notre ambition est d’en faire un événement national dans le but de réveiller cet instinct humain du récit et de l’imagination. Dans le livre déjà rencontré feuille 14, Rushdie en parle en des termes plus clairs : « Story is the unnatural means we use to talk about human life, our way of reaching the truth by making things up. And we are the only species that, from the beginning, has used stories to explain ourselves to ourselves. … Unable to understand their origins, men told each other stories about sky gods and sun gods, ancestor gods and savior gods, invisible fathers and mothers who explained the great matter of our origin and offered guidance on the equally great matter of morals. »