Feuilles d’automne (13, 14 et 15)

L’automne est là, avec son vent qui fait frémir et ses couleurs qui adoucissent les paysages. Et cette année, il sera introduit à l’écosystème Connect Institute par des feuilles particulières, pleines de vie et d’idées à méditer. Des feuilles qui vous feront goûter à la quintessence d’œuvres de poètes, d’écrivains ou encore d’intellectuels. Feuilles d’automne est le dernier écrit de Taha Balafrej, fondateur de Connect Institute. Au nombre de 21, vous en découvrirez chaque semaine 3 feuilles sur cette newsletter. Prenez de quoi noter, installez vous confortablement, et laissez vous emporter par les pérégrinations intellectuelles d’un esprit original, avec en toile de fond le développement de la jeunesse marocaine.


13 Mais il n’y a pas que lui, l’Allemand. Il y a aussi l’Algérien Houari Touati, déjà rencontré à la feuille 5, pour son plaidoyer pour la rénovation de l’école algérienne. Dans son article Pour une histoire de la lecture au Moyen Âge musulman, il nous informe : « Al-Mansour a voulu que son héritier présomptif soit un grand lecteur, comme lui. Il a créé une bibliothèque à laquelle il assigne le rôle de catalyseur du grand mouvement d’appropriation par la culture islamique du patrimoine culturel arabe païen d’une part, de l’héritage philosophique et scientifique de l’Antiquité d’autre part. Pendant deux siècles, les Abbassides et les milieux sociaux gravitant autour d’eux soutiennent, par leur action de mécénat et leur goût de la curiosité intellectuelle, le plus ambitieux et le plus fascinant de tous les programmes éditoriaux jamais initiés aux époques pré-modernes. Cette boulimie livresque a – comme il se doit – fait de leur bibliothèque la plus grande et la plus prestigieuse de tout l’islam …  
Les Fatimides d’Egypte créent les bibliothèques polymathiques les plus impressionnantes, avant de s’illustrer en tant que premiers souverains de l’islam ayant sorti les livres de leurs palais pour les rendre accessibles à leurs sujets. Au rapport d’un historien égyptien médiéval, la bibliothèque du Bîmâristân du Caire a renfermé jusqu’à 200 000 volumes de droit, de grammaire, de philologie, de hadith, d’astrologie, de magie, d’alchimie, de médecine, sans compter ‘les livres d’histoire et les biographies historiques des rois (siyar al-muluk)’. »

14 Non, ce ne sont ni la langue ni la géographie qui poussent certains peuples à aimer les livres et d’autres à s’en séparer. Tombouctou, Cordoue, Koutoubia (de koutoub, livres) … Donner le goût de la lecture, l’envie de lire, voilà le problème, voilà le projet. Réducteur ? Oui, peut-être. Indépassable, certainement. 

Pause pour une petite digression pour rendre visite au grand auteur persan arabophone Ibn alMuqaffaa’ (720-756). Connu pour l’arabisation de Kalila wa Dimna. Connu aussi  par son livre  AlAdab al-kabîr conçu comme un livre de conseils aux décideurs. Des conseils qui pourraient encore servir de nos jours. Dans ce livre, j’ai choisi d’annoter ces deux phrases écrites il y a plus de 12 siècles :

حبب إلى نفسك العلم حتى تلزمه وتألفه, ويكون هو لهوك و لذتك و سلوكك و بلغتك.  و اعلم أن العلم علمان : علم للمنافع, و علم لتذكية العقول. 

Pourquoi demander aux jeunes de lire, de consacrer ne serait-ce qu’un peu de leur temps à la lecture ? Pourquoi est-ce, à leurs yeux, si absurde, si inutile ? Comment sortir de ce dialogue de sourds ? 

Je me remémore une recommandation trouvée chez Haruki Murakami dans son livre La fin des temps, déjà rencontré feuille 9 : « Dès que tu seras installé, la première chose à faire est d’aller à la bibliothèque, m’avait dit le gardien le jour de mon arrivée dans la ville. La fille qui la garde est envoyée par la ville pour lire les vieux rêves. Si tu y vas, tu apprendras d’elle beaucoup de choses. »

Apprendre, c’est lire des rêves. Ce n’est pas toujours facile. 
En les aidant à ne pas se résigner face à l’injustice qui leur est faite, en offrant un remède, nous devenons, parfois, nous-mêmes victimes de l’incompréhension, de l’injustice de certains d’entre eux, trop contaminés par la médiocrité et la paresse ! 
Ne pas se sentir écouté. Ne pas faire le poids face aux milieux qui anesthésient les volontés. Quelle frustration !

15 Et puis zut, l’individu doit à un moment donné se prendre en main et se battre pour s’élever, pour s’en sortir. Je me calme. Je revois mes notes, cette phrase soulignée de Salman Rushdie dans Languages of Truth: Essays 2003-2020, que nous retrouverons feuille 19, fait l’affaire : « The death of the gods demands that heroes, men, come forward to take their place … A time must come when our parents, our teachers, our guardians, can no longer command and protect us. There is a time to leave wonderland and grow up. » 
Grow était le nom du premier programme avec lequel j’avais lancé Connect Institute, un centre d’accompagnement des jeunes pour l’élévation. 

Arrive toujours le moment où nos parents, nos enseignants, nos protecteurs ne peuvent plus jouer leur rôle. Tout le monde ne le sait pas. Nous n’arrêtons pas de le répéter avec Murakami : « Tu dois croire en ta propre force. Sinon, tu finiras par être entraîné par une force extérieure vers un lieu complètement absurde ! » 

Des jeunes qui refusent de s’élever sauf contre ceux qui cherchent à les aider, justement, à s’élever. Elévation, j’ai déjà vu ce mot dans une de mes lectures. Oui, c’est Lydie Salvayre. Dans son livre Rêver debout, fraichement paru en France et très commenté dans les médias. Je me retrouve dans ce qu’elle affirme : « Les médiocres sont-ils à ce point pusillanimes qu’ils ne pardonnent pas à ceux qui agissent avec élévation ? 
Les punissent-ils d’avoir un comportement dont la hauteur ne révèle que mieux leur propre petitesse et leur obtuse mesquinerie ? 
Les détestent-ils d’être ce qu’ils ne seront jamais ? » 
Et elle continue :  « L’on voit, en effet, chaque jour les populations les plus démunies apporter leur soutien à des pouvoirs autoritaires qui, en les inondant de fables démagogiques et de discours conçus pour attiser les peurs, les abusent à leur propre avantage et les amènent à réclamer ce qui les subordonne et qui les chosifie. » 
Je le sais, mais je refuse d’y croire, de me résigner. 
A la rescousse, arrive en courant un personnage de Murakami, déjà mentionné feuilles 7 et 9 : « On se sent un peu mieux quand on accuse quelqu’un d’autre de ce qu’on ne comprend pas. »